Harald Franssen est un auteur au cœur engagé et aux multiples réalisations. Quand quelque chose lui tient à cœur, il vous en parle avec conviction et avec un engagement presque viscéral. Pour lui, être Belge, c’est notamment bâtir une identité commune qui passe par la sécurité sociale. Ce papa et dessinateur a tenté ce pari de l’aborder dans sa première bande dessinée, intitulée Un coeur en commun (ed. Delcourt, janvier 2020). Cette fiction historique est une oeuvre originale. Elle imbrique trois destins inspirés de l’Histoire, d’imaginaire et de vie. Retour sur l’origine de la BD et de sa sortie bousculée par la crise sanitaire du Coronavirus.
C’était quand cette première fois ? Celle où vous avez entendu parler de sécurité sociale ? Pour Harald Franssen, cette réflexion ne date pas d’hier et s’est nourrie au fil du temps avec des événements de vie. C’était d’abord avec sa première fiche de paie comme employé, nous explique-t-il : « j’étais assez déçu de mon salaire comme tout le monde et l’employeur m’avait clairement dit ‘mais tu sais, moi je paie beaucoup plus en brut’. Je savais qu’il y avait quelque chose à approfondir. […] ».
Ensuite, la naissance de sa fille Louise en 2007. Son histoire insufflera l’héroïne de la BD. Alors qu’elle n’a encore que quelques semaines de vie, on lui diagnostique un problème cardiaque nécessitant une opération. Face à l’incertitude d’une telle situation et « pendant les moments creux », cet instant intime a ravivé son cheminement : « c’est vraiment à l’opération de Louise quand j’étais à l’hôpital, plongé dans tout ça. Je me suis demandé sur ce long séjour de deux semaines, […] ‘c’est quand même bizarre parce que chaque semaine je vais devoir payer les factures et ça va vraiment me faire très, très mal…’ . À chaque fois, j’étais surpris en voyant les montants, en voyant très bien les soins auxquels ma fille avait droit. Je savais bien évidemment, je n’étais pas totalement innocent, que la sécu existait et était derrière ». Avec toujours plus de questions : « ‘ d’où ça vient ?’, cette volonté de faire en sorte que les soins soient aussi bons marchés. A partir de quand s’est-elle mise en place et pourquoi ? Quelles sont les raisons derrières ça ? ». Des interrogations laissées en suspens dans son esprit puisqu’il s’était promis « de s’y intéresser, à ce sujet-là ».
Un jour de 2010 dans une librairie, Harald Franssen, a constaté que la littérature à ce sujet était vieillissante : « je m’attendais à trouver un grand rayon avec plein de bouquins et avoir du mal à choisir le bon qui soit le plus simple et le plus accessible possible. En fait, à ma grande surprise, il y avait deux ou trois vieux livres qui dataient des années nonante […] Ça m’a frappé », confie-t-il, avec une certaine stupeur dans la voix.
De l’évidence à la concrétisation
C’était encore plus clair. il y avait-là un projet inédit à mener. Conscient des difficultés latentes sur le plan personnel, Harald Franssen raconte : « […] j’ai fait du storyboard et donc j’ai travaillé dans le dessin animé. À un moment donné, je me suis considéré suffisamment armé pour me lancer dans mes projets personnels. J’en avais un qui me titillait depuis longtemps, c’était de raconter la sécurité sociale ». Rappelons qu’il est dessinateur depuis 2004.
Fort de cette expérience, il décide de démarrer son projet en 2017 avec ses premières esquisses. Il les transportait dans son van aménagé, de ville en ville : « j’avais envie d’aller un peu à la rencontre des gens et de comprendre mon projet avant qu’il sorte, histoire de, parce que c’est difficile de sortir une bande dessinée aujourd’hui et que les gens en parlent, etc. […] Ce sont souvent des personnes âgées qui sont venues me trouver et qui ont grandi à une époque où l’on parlait beaucoup plus de cela, de la sécu, et de manière beaucoup positivement que maintenant ».
Après deux ans et demi de lectures, dessins et écritures, la bande dessinée est achevée en décembre 2019, soit 75 ans après la signature du « Pacte Social ». Une coïncidence d’agenda et une occasion de marquer cet anniversaire historique pour Harald. Cela dit, il nous l’assure, ce n’était pas planifié : « à vrai dire […], je n’avais pas la date de sortie en tête et je pensais le faire en un an. Cela m’a pris beaucoup plus de temps donc ce n’était pas voulu à la base. Lorsqu’on s’est rendu compte qu’il y avait une date d’anniversaire des 75 ans du texte de loi, j’ai tout fait pour qu’elle sorte ».
Convaincre un éditeur de porter le projet a été une autre difficulté : « en août 2019, je n’avais toujours pas d’éditeur ni terminé la bande dessinée. J’avais eu des refus parce que ce n’est pas une histoire facile. Quand vous publiez un sujet pareil, ça m’a vraiment demandé beaucoup, beaucoup d’énergie parce […] qu’il a tous les travers qu’on évite. C’est un livre historique et ça n’intéresse pas les éditeurs sur une administration en plus ».
La fiction historique demande du temps et de la recherche
L’important pour le dessinateur de la BD a été de « raconter l’histoire d’une loi parce qu’une loi c’est vraiment ce qui influence notre vie de tous les jours ». Trois histoires s’entremêlent au fil des planches aux trois temporalités distinctes. Le récit majeur, celui des débuts de la « sécu », se déroule dans le passé sans être déconnecté de celui de Louise, contemporain. L’histoire de Louise est le point d’ancrage avec la question des soins de santé. Choix parmi d’autres « piliers » possibles selon Harald Franssen, comme la pension, le chômage, etc. Ce procédé de mise en abîme lie encore une troisième histoire d’un jeune garçon du siècle dernier, précarisé. Par ces trois récits, l’auteur propose sa tentative de réponse à ce pourquoi de la sécurité sociale, symbolisée par ce Pacte Social : « c’est important, car ce texte-là porte derrière lui un changement de nation vers une Belgique d’après-guerre en terme d’assurances. C’est un pays qui va permettre à beaucoup de personnes de vivre beaucoup mieux sur le plan social et économique ».
L’auteur construit sa narration avec analyse et distance, développe-t-il, « je fonctionne comme cela avec tous les sujets qui m’intéressent : j’attends toujours d’avoir les quelques semaines de recul pour que les articles de fond sortent et pour comprendre ce qu’il s’est vraiment passé. Les faits divers ne disent pas grand-chose. Quand on lit l’actualité au jour-le-jour, j’ai l’impression que c’est un bruit permanent. On n’y voit plus très clair finalement ». C’est aussi pour cette raison qu’il a arrêté de dessiner sur l’actualité du Coronavirus durant le confinement. Il a préféré travailler sur d’autres projets.
« J’ai toujours eu envie de raconter l’histoire d’une loi parce qu’une loi c’est vraiment ce qui influence notre vie de tous les jours » H. Franssen
Depuis ce jour de 2010 dans la librairie, il fallait bien continuer à chercher, mais où ? Comment se documenter sur un événement qui s’est tenu dans la clandestinité pendant l’Occupation où aucun procès-verbal n’a attesté de cette réunion ? Harald Franssen nous dit avoir lu les écrits et mémoires d’Henry Fuss et Joseph Bondas. Il nous dit aussi avoir recherché, sans bien savoir quoi au début, pour pouvoir préciser les choses au fil de ses lectures : « il y a des moments de déblocage où on a des bons livres et articles. Le livre ‘La sécurité sociale’ de l’historien de la VUB (Vrije Universiteit Brussel) Guy Vanthemsche. Je suis allé à la recherches des témoins à force de discussions. Je me suis aussi mis en contact avec l’historien qui travaille au SPF Sécurité Sociale ». Avant d’enchaîner, « j’ai fait cette merveilleuse rencontre avec Claire, la fille de Paul Goldschmidt qui était un des protagonistes de la première réunion que je mentionne dans la BD, celle du comité ouvrier et patronal. Il s’est réuni pendant toute la seconde Guerre Mondiale pour discuter de la sécurité sociale ».
Les retours positifs, surtout « des gens qu’il ne connaît absolument pas » réjouissent le bédéiste. « C’est vraiment un cadeau quand j’entends des enseignants qui disent à quel point, c’est une BD qu’ils ont envie de partager avec leurs élèves (…). Quand je travaillais dessus, il y avait les projets de réformes. Le dialogue était différent avec l’impression qu’il avait un rouleau compresseur en marche. C’était une volonté de témoigner pour les futures générations qui vont être confrontées aux lois qui seront passées avant leur venue ».
« Le trou de la sécurité sociale, c’est celui de la connaissance »
Harald Franssen persiste et signe cette allégation déclarée à la RTBF, affirmant son engagement.
« C’est mon plus grand souhait et l’objectif de la BD » nous dit-il. Il regrette que le fonctionnement et l’histoire de la sécurité sociale ne soient plus enseignés au nom de la mémoire collective et du devoir collectif. Cette méconnaissance du système de la sécurité sociale complique sa compréhension, dénonce-t-il : « c’est l’institution la plus importante du pays, elle nous suit de la naissance à la mort. Qui en a entendu parler ? Ce système est complexe parce que son administration est aphone. On l’entend à travers les papiers que l’on reçoit, on rencontre la sécu quand on en a besoin, […] A la base, c’est la volonté de simplifier et de centraliser le système, encore faut-il correctement l’expliquer ». Voire une volonté implicite pour réformer ce système : « mon opinion est de constater qu’il y a cette volonté et ce n’est pas propre à la Belgique. La plupart des pays européens ont une approche politique de la sécu d’essayer de la rendre la plus évanescente possible pour la réformer et le libéraliser. […] Une grande partie de la classe politique parle de réduire les prestations des soins de santé tout en disant de ne pas d’y toucher parce que la population y est très attachée comme à la sécurité sociale, dans son ensemble […]. Que les gens aient envie de changer de système, c’est une volonté que je peux aussi respecter. Mais, avant de le changer, il faut savoir aussi d’où il vient et pourquoi il a été pensé comme ça. Je crois que cela vaut la peine de le savoir parce que cela permet aussi de se positionner par rapport aux arguments entendus qui sont parfois totalement faux ». Harald Franssen fait allusion à l’une et l’autre déclaration de personnalités politiques écoutées à la radio, lors de son tour des villes en 2018. Il analyse que ce débat d’idée s’exporte avec les présidentielles américaines qu’il suit avec attention. Ceci le conforte dans l’idée que l’enjeu de la « sécu » soit celui d’une société avec ses déclinaisons nationales.
« Il y a une volonté de le réformer, de le libéraliser clairement. Que les gens aient envie de changer de système, c’est une volonté que je peux aussi respecter. Mais, avant de le changer, il faut savoir aussi d’où il vient et pourquoi il a été pensé comme ça » H. Franssen
Reprise postconfinement
Mi-mars 2020 sonne le confinement pour les Belges. Tout l’agenda se vide de jour en jour, Harald Franssen a relativisé, même s’il y a eu des hauts et des bas : « à partir de janvier, il y a avait des rencontres organisées et des organisateurs de festivals qui commençaient à s’intéresser au projet. Il y a avait toute une série de dates qui étaient bloquées pour les mois à venir. Ce qui est très enthousiasmant évidemment, ça demande beaucoup de travail parce qu’il faut faire suivre tout ça. Et puis, comme tout le monde, bon je m’y attendais, les e-mails d’annulation commencent à s’accumuler. Cela joue quand même un peu sur le moral (rires). Même si ça, c’est le côté un peu personnel, parce que c’est un peu déplacé de se plaindre alors que ça touche tellement de monde et d’autres personnes bien plus sérieusement que moi ». Durant le confinement, Harald Franssen a pris un certain recul et s’est aussi occupé des siens.
Actuellement, une exposition itinérante est en cours d’élaboration dont les dates sont encore à confirmer (initialement programmées en mai dernier). L’histoire de la sécurité sociale et aussi de la BD y seront développés, mais pas seulement, conclut Harald Franssen : « une des thématiques de l’expo, c’est justement : comment réunit-on cette notion du commun avec ce questionnement ontologique sur l’avenir de l’humanité ? C’est pour moi le centre de nos préoccupations sociétales sans oublier qu’il y a le contexte international, le changement climatique qui est très important, etc.».
Preuve que l’engagement d’Harald Franssen ne se confinera pas qu’au neuvième art.
Pour plus d’infos :
• Un cœur en commun (éd. Delcourt) est disponible en librairie et sur différentes plateformes digitales
• De Nederlandse vertaling is nu ook beschikbaar
• Expo : au Centre culturel de Verviers dans le cadre du festival de la Résistance
• Livre « La sécurité sociale » de G. Vanthemsche : ISBN : 2804120163 – Parution 28/11/94 chez De Boeck Supérieur